DUKKI GEL En 2003, la Mission de l'Université de Genève concentre ses recherches à Dukki Gel qui est situé à environ un kilomètre au nord de la ville antique de Kerma. De précédents sondages avaient révélé les vestiges de temples fondés au début de la XVIIIe dynastie. En poursuivant le dégagement du sanctuaire d'Akhénaton reconstruit sur celui de Thotmès IV, les archéologues mettent au jour une salle en forme de L datant de la XXVe dynastie. Elle avait été érigée sur l’emplacement du pylône de ce temple du Nouvel Empire. De nombreux fragments de plâtre recouverts de feuilles d'or motivèrent de nouvelles recherches. C’est ainsi qu’en 2003, on découvre dans cette zone, une favissa (fosse-cachette) de 3 mètres de diamètre. Elle contient 50 pièces de granit, vestiges d’un ensemble de 7 statues dédiées aux derniers souverains de la XXVe dynastie et du début de l'époque napatéenne (690-590 av. notre ère). De Taharqa à Tanouétamani, de Senkamanisken aux rois Anlamani et Aspelta, la facture est remarquable : poli du granit, piquetage des vêtements et de la parure permettant une meilleure adhérence des pigments et du tissu qui était recouvert d'une fine couche de plâtre doré à la feuille. D'autres fragments datés du Nouvel Empire complètent le trésor de la favissa (tête de faucon, tête de roi ou de prince, statuette représentant un personnage féminin, statue assise d'un directeur de la cavalerie). La statuaire de l’époque napatéenne confirme une influence égyptienne mais également un style local qui allait s'imposer jusqu'à la fin du royaume méroïtique. Les caractéristiques en sont un corps puissant et un visage aux traits nubiens. L'analyse des fragments révèle que les statues ont été intentionnellement brisées au niveau du cou, des bras, des jambes et des pieds. Pourquoi ? On connaît l'expédition commanditée par le souverain égyptien Psammétique II en 591 av. J.C. contre le "Pays de Pnoubs", toponyme de la région de Kerma. Est-ce suite à cette expédition que les statues furent fracassées puis regroupées dans la favissa ?
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Fragments of statues of the last kings of the XXVth egyptian dynasty and the first napatean kings found in 2003 in Dukki Gel favissa (Swiss mission Dukki Gel-Kerma) / Fragments de statues des derniers souverains de la XXVe dynastie égyptienne et des premiers rois napatéens, trouvés en 2003 dans la favissa de Dukki Gel (Mission suisse Dukki Gel-Kerma)
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Les fouilles de la mission archéologique de l'Université de Genève confirment la présence égyptienne sur les régions comprises entre les Seconde et Quatrième Cataractes. Cependant, on s'interroge sur la nature des relations Egypte-Kerma classique (env. 1750-1450 av.J.-C.): - influence du Sud jusqu'en Haute-Egypte ? - commerce obligé avec le royaume de Kerma ? - désir d'atteindre le pays de Pount par le bief navigable dont Kerma était le détenteur ? - volonté d'éradiquer le royaume du Sud après le règne de Thotmès III ? L'assertion de ce dernier confirmant que le dieu Amon du Djebel Barkal donnait la royauté sur la Haute et la Basse Egypte aux souverains égyptiens, est gênant sur les plans économique et politico-religieux (stèle trouvée par Reisner au Djebel Barkal). Selon Charles Bonnet et Dominique Valbelle, Dukki Gel est créé par Thotmès 1er dans un contexte où le royaume de Kerma est puissant. Dukki Gel a-t-il été une unité économique, au même titre que certaines forteresses de la Seconde Cataracte aux époques précédentes ? Thotmès 1er semble avoir ordonné la construction des deux temples. Mais Dukki Gel est probablement repris par les armées kouschites. Il faut attendre le règne d'Hatchepsout et de Thotmès III pour y confirmer la construction de sanctuaires (occidental et central) dédiés à l'Amon de Nubie et à l'Amon de Karnak. On suppose un climat de paix. Leurs successeurs Amenhotep II, Thotmès IV et Akhénaton et Taharqa y sont attestés.
Le site de Dukki Gel est majeur pour la compréhension de l'histoire au début du Nouvel Empire. L'expédition de Thotmès 1er en direction du Sud avait vraisemblablement plusieurs raisons : - soumettre certaines populations du Groupe C de Basse-Nubie afin de sécuriser la voie nilotique, - signer des accords commerciaux avec le roi de Kerma, - obtenir de ce roi l'autorisation d'utiliser le bief navigable de la Troisième à la Quatrième Cataracte, - prendre des contacts commerciaux avec les émissaires du Darfour et du Kordofan au niveau de la Quatrième Cataracte, point d'arrivée des caravanes, - négocier avec les courtiers pountites dans la région de Kurgus au niveau de la Cinquième Cataracte (Ian Shaw, 2003). Dans la tombe d'Ahmès, fils d'Abana, à el-Kab, les textes mentionnent les difficultés que rencontrent les bateaux de Thotmès 1er pour franchir à contre-courant les rapides de la Quatrième Cataracte. L'expédition est attaquée par les populations locales. Faut-il une autorisation de passage pour cette région proche de Ibhet, cette dernière menant à Pount ? On peut s'interroger sur l'état de la flotte après les attaques des farouches guerriers nubiens. Il n'est pas certain que le but de l'expédition de Thotmès 1er en direction de la Cinquième Cataracte ait été l'extension du territoire égyptien. Il faut plutôt y voir l'intention de s'approvisionner en produits précieux sans intermédiaire. Sécuriser la route de Pount était primordial pour le souverain égyptien, quitte à porter la responsabilité de terribles massacres. Le mythique Pays de Pount, Ta Néterou, "Terre des dieux" fournissait la myrrhe (pour l'embaumement des morts), les onguents, l'encens, l'or, l'ivoire, l'ébène, les aromates, les épices, les animaux domestiques et sauvages. Les Egyptiens parlent "de merveilles de Pount". Les bas-reliefs du temple de Deir el-Bahari de la reine Hatchepsout en font mention. La déesse Hathor, nourrice du pharaon, est "maîtresse de Pount". Deux tombes de la rive ouest de Thèbes (Egypte) illustrent les produits rapportés du Sud. La tombe de Rekhmirâ (TT 100) de la nécropole de Gourna, vizir du souverain Thotmès III et celle de Houy (TT 40), vice-roi de Nubie sous Toutankhamon. La première présente dès l'entrée les « merveilles de Pount » et de la Nubie. La seconde, montre Houy, s’approvisionnant de toutes les choses pures et bonnes pour le trésor royal. La soumission de certaines populations du Groupe C est évidente. De nos jours, les historiens s'accordent à localiser Pount sur les hauts-plateaux éthiopiens jusqu'en Somalie, ouverture sur l'Océan Indien. Rodolfo Fattovich de l'Université de Naples, pense qu'il y avait deux Pount : Bia-Pount et Pount. Une stèle d'Amenemhat III trouvée sur un site archéologique près de Mersa Gawasis sur la mer rouge au nord de Qouseir, peut-être le Sww des anciens Egyptiens, mentionne des expéditions dans ces deux contrées. Selon Fattovich, Bia Pount comprend : le littoral du Yémen de Mocha à Aden, l'île de Socotra, la partie méridionale de l'Oman et l'Hadramaout. De part et d'autre des rives de la corne de l'Afrique et de l'Arabie, des escarpements surplombent la mer, permettant la production de myrrhe (Commiphora spp.), d'encens (Boswellia spp.), et de gomme (Acacia spp.) Il est probable que dès l'époque thinite, l'approvisionnement en produits précieux ait été nécessaire pour les rituels divins et funéraires. Les contacts commerciaux sont confirmés à l'Ancien Empire sous le roi Khéops, (un de ses fils est accompagné d'un Pountite), Sahourê et Pepi II. Au Moyen Empire, Montouhotep III envoie son trésorier Henu, Amenemhat II diligente un de ses officiers, Khentkhetouer. Sésostris II ne déroge pas à la règle. L'expédition mandatée par la reine Hatchepsout est-elle passée par la voie nilotique ou par la mer Rouge ? Kathryn Bard de l'Université de Boston et Rodolfo Fattovich ont découvert des ancres et des gouvernails de navire de même type que ceux représentés à Deir el-Bahari. Les bas-reliefs de ce temple montrent la faune de la mer Rouge. Hatchepsout a-t-elle obtenu du roi de Kerma l'autorisation de passer par la voie nilotique ? L'épisode dramatique du massacre des populations dont la stèle de Tombos fait mention a sans doute conduit la reine à prendre un autre itinéraire, celui de la mer Rouge. La question reste posée. Le Kerma classique détient la clé des échanges. Il contrôle les accès des régions nilotiques et terrestres situées en Haute et Basse-Nubie. Dès l'Ancien Empire, Herkhouf est descendu au pays de Yam vraisemblablement Kerma. Thotmès 1er obtient l'autorisation de créer Dukki Gel comme unité économique sans doute pour les produits du Darfour et du Kordofan. Mais le souverain veut traiter en direct avec Pount. Il décide de rejoindre Kurgus pour entrer en contact avec les émissaires pountites. Pour reprendre la célèbre phrase de Caton "Il faut absolument détruire... Kerma", ce terrible épisode a pu se produire après le règne de Thotmès III.
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