LA VÉRITABLE ÉNIGME DES PYRAMIDES
Par Eric GUERRIER Architecte DPLG honoraire Professeur émérite à l'Ecole national d'architecture de Marseille Expert construction honoraire près la Cour d'Appel d'Aix-en-Provence
Le document dans son intégralité, incluant les graphiques, est téléchargeable en cliquant sur ce lien
Depuis l'Antiquité, nombre d'énigmes auréolent la question des pyramides. Et parmi celles-ci, la première qui vient immédiatement en question : Comment diable ces énormes masses de pierre ont-elles pu être entassées en une époque aussi reculée ? Et d'emblée, on ne s'intéresse jamais qu'à la Grande Pyramide, comme si elle était seule, et on pose directement la question de savoir comment les Égyptiens à mains nues ont pu élever de telles quantités de très lourdes pierres à de telles altitudes, et sans aucune véritable machine ? Apparemment, cette question résiste aux meilleurs esprits, même si, de façon récurrente, des architectes et des ingénieurs, voire des amateurs, prétendent chacun avoir trouvé la solution… au demeurant toutes différentes et jusqu'à l'absurde du « tout en béton » ou des écluses.
Et c'est là que prend racine la véritable énigme : pourquoi tout le monde ou presque attaque-t-il la question à contresens ? En effet, avant de se poser la question de l'élévation des pierres, lequel pense d'abord à savoir comment ces massifs sont constitués ? Car, contrairement au lieu commun hélas véhiculé de façon académique, les pyramides ne sont pas de grands tas de pierre montés par lits horizontaux recouvrant chacun une section totale du volume, assise par assise, depuis la base jusqu'au pyramidion (Fig. 1/B). Pour le savoir, il suffit de regarder la pyramide de Djeser. Elle a été montée avec des degrés apparents, et cette morphologie se retrouve jusqu'à et y compris Meïdoum. Et n'importe qui peut constater que ces massifs sont structurés avec un noyau contre lequel viennent s'adosser successivement ce qu'on doit appeler des accrétions, c'est-à-dire des strates inclinées indépendantes qui viennent s'adosser les unes aux autres (Photo et Fig. 1/A). |
Accrétion dégagée par le délabrement en face Nord de Djeser
Figures 1 – Différents types de structures internes des massifs
Figure 2 – Diagramme de statique dynamique des degrés adossés
Figure 3 – Le processus d'élévation des blocs de degrés en degrés
Figures 4 – Différents principes de fonctionnement des « machines » |
À partir de Snefrou (IV° dynastie), les pyramides à degrés sont censées disparaître pour laisser place aux pyramides lisses. Car, au moins l'état de conservation de ses deux pyramides à Dahchour et des deux grandes pyramides de Guizéh (Kheops et Khephren), ne permet-il pas de savoir si leurs massifs recèlent ou non des pyramides à degrés sous un complément lisse. Pourtant, les pyramides des reines de Kheops, puis la pyramide de Mykerinos lui-même (degrés visibles dans la tranchée sauvage ouverte par le sultan Ûthmann), les pyramides de ses reines, et pratiquement toutes les pyramides royales suivantes des V° et VI° dynasties, avec leurs pyramides annexes, montrent des structures à degrés sous complément lisse. Et encore les mastabas des nobles, le Mastaba Faraoun et les obélisques des temples solaires d'Ouserkaf et Niouserrê à Abousir et Abou-Gourab, sont structurés avec noyau et accrétions.
Malgré cela, pourquoi continuer à répéter que la séquence de plus de vingt pyramides royales et des édifices annexes de l'Ancien Empire, étalée sur quelque cinq siècles, serait divisée en trois périodes homogènes : 1° Période – Pyramides à degrés apparents par degrés adossés (III° dynastie) (Fig. 1/A). 2° Période – Grandes pyramides lisses sans degrés sous-jacents (IV° dynastie) (Fig. 1/B). 3° Période – Pyramides lisses à degrés sous-jacents superposés (V° et VI° dynastie) (Fig. 1/C).
Car cette ordonnance simpliste ne correspond pas du tout à l'état archéologique. S'il y a incertitude sur l'existence de pyramides à degrés sous le complément lisse des quatre plus grandes pyramides, s'il y a également doute entre degrés adossés et degrés superposés pour certaines des pyramides de la V° dynastie, pour toutes les autres et leurs édifices annexes, la structure à degrés adossés n'est guère contestable. Sans forcer le trait, on peut donc admettre l'hypothèse que toutes les pyramides lisses sont non seulement structurées avec une pyramide sous-jacente à degrés, mais à degrés adossés et non pas superposés (Fig. 1/D).
En effet, deux raisons, toutes deux d'ordre anthropologique, donnent à cette hypothèse une forte probabilité.
Première raison. On sait que les degrés sont le symbole d'un énorme escalier devant permettre au roi défunt de rejoindre le domaine des dieux. Puis que la pyramide lisse serait un autre symbole, celui des rayons de Rê enveloppant l'escalier de ses rayons protecteurs. Or, dans une période de parfaite stabilité politico-religieuse, il est donc tout à fait improbable, pour ne pas dire impensable au sens strict, que les constructeurs des quatre plus grandes pyramides aient abandonné ce symbole de l'escalier, principal opérateur magique du monument. Deuxième raison. Dans une période de tradition et de stabilité, notamment technique, il serait également hautement improbable que les constructeurs aient changé de parti constructif, ce qui les aurait obligés à tout chambouler des gestes et habitudes, et à repenser entièrement l'organisation enchaînant ces immenses chantiers. Il s'en déduit une troisième raison en forme de question : en admettant que le symbole de l'escalier ait été abandonné pour les seules quatre grandes pyramides, pourquoi les constructeurs en y revenant chez Mykerinos, auraient-ils remplacé les degrés adossés par des degrés superposés, puis dans quelques unes seulement des pyramides de la V° dynastie, et seraient-ils enfin revenus aux degrés adossés à la VI° ? Ça n'a réellement aucun commencement de réalité possible.
Par ailleurs, tout constructeur, sinon le grand public, peut voir à quel point le principe de structure à degrés adossées est statiquement supérieur en tous points à celui à degrés superposés. En effet, l'adossement produit des effets de poussées dynamiques en cascade dans le jeu interne des accrétions. Ces effets manifestent une tendance à auto-conforter le massif, contrariant l''éboulement, notamment lors des séismes (Fig. 2). C'est cette invention géniale, due au grand Imhotep l'architecte de Djeser, qui a permis l'exceptionnelle pérennité des volumes pyramidaux, et malgré les dégradations par la main des hommes.
Cette question de structure étant établie avec une bonne probabilité, on s'aperçoit alors que la morphologie à degrés conditionne directement le processus de chantier et les procédés constructifs, dont l'énigmatique levage des pierres. En effet, elle permet simplement de diviser la hauteur de la pyramide en cinq à huit étages. Ce qui veut dire qu'au lieu de devoir élever les derniers blocs de la Grande Pyramide à plus que 145 m d'un seul mouvement, il devient possible de les amener à cette altitude par paliers successifs séparés d'une vingtaine de mètres seulement au maximum chez Kheops et Khephren, et beaucoup moins bien sûr dans la majorité des pyramides moyennes et petites.
Mais dira-t-on, cela ne correspond pas au procédé par rampes généralement admis par les égyptologues, il est vrai « faute de mieux ». Car selon un vieil a priori, les échafaudages étaient exclus faute de bois. Mais on sait aujourd'hui que les plateaux de part et d'autre de la Vallée, étaient à l'époque de beaucoup moins déserts. Et peut-être même sont-ce les chantiers des pyramides qui ont participé à accélérer la désertification par exploitation intensive des boisements résiduels. En fait, l'hypothèse des rampes n'est généralement admise que parce que personne ne se soucie de la structure interne des pyramides et de ce qu'elle implique au niveau de la mise en oeuvre.
Disons tout de suite que de nombreux arguments s'opposent au procédé par rampes. D'abord, aucune des traces archéologiques connues ne peut correspondre, si peu que ce soit, à des rampes atteignant le haut des pyramides, quelle qu'en soit la configuration. Ensuite d'un point de vue technique, il n'est guère possible d'élever une rampe à plus d'une trentaine de mètres, et il y a bien d'autres contraintes rédhibitoires qu'il serait trop long de développer ici. Bien sûr, la thèse d'une rampe-tunnel intérieure n'a aucun commencement de réalité, malgré une magnifique simulation informatique qui n'a aucune valeur de preuve du point de vue archéologique.
Voyons donc ce que la morphologie à degrés permet. Si on élève progressivement la pyramide sous cette forme à degrés, il suffit de monter chaque bloc sur le premier degré, puis de l'amener au pied du second, de l'y faire monter et ainsi de suite jusqu'au sommet du noyau. Selon ce processus, le volume s'accroît donc en commençant par le sommet et en redescendant de degré en degré. Or, c'est exactement le processus que décrit Hérodote dans son fameux Euterpe (II - 125 ). Pour l'élévation de degré en degré, qui s'est soucié d'aller voir qu'Hérodote emploie le verbe aïro, terme de marine, qui se traduit précisément par « hisser », puis elkô pour « traîner à plat » la charge jusqu'au pied de chaque degré. Sur rampe un tel tractage se dirait anabaino, verbe qu'Hérodote n'emploie pas. Pour « arriver en haut », il dit bien anerchomaï (Fig. 3). Puis, selon ce qu'en dit Hérodote, confirmé par l'archéologie, le complément lisse était monté une fois la pyramide à degrés terminée. Voilà donc un processus simple. La pyramide elle-même sert à sa propre élévation, sans nécessiter aucun moyen extraordinaire de mise en oeuvre : seulement des traîneaux pour y brêler les blocs, des cordages et des hommes pour les hisser et tracter. Le terme de « mille pattes » est même attesté à l'époque pour désigner les haleurs.
Mais, bien sûr, pour hisser les charges et les faire passer d'une face quasi-verticale à un plan de pose horizontal, il faut au moins quelques dispositifs simples, ces énigmatiques « machines faites de courtes pièces de bois » que cite Hérodote sans autre détail. L'analyse du processus de hissage montre qu'il faut trois types principaux de dispositifs (Fig. 4) : A - Un dispositif pour faire coulisser les cordages sur une arête de pierre. B - Un dispositif pour permettre d'élever le bloc au-dessus d'une arête afin de la lui faire franchir. C - Un dispositif pour permettre le renvoi des cordages à l'horizontale permettant au millepattes de hisser à partir du sol. Et bien sûr, ces dispositifs sont combinables.
On imagine aisément que ces types de « machines » peuvent être construites avec des pièces de bois relativement modestes et sans éléments rotatifs. Le coulissement des cordages se fait sur des rondins de bois dur lubrifiés (points rouges en figures 4), dont on a retrouvé de nombreux exemplaires avec des stries attestant de cette fonction. Bien sûr, tout esprit ingénieux trouvera facilement des configurations simples pour ces machines, et parfaitement compatibles avec les moyens rudimentaires de l'époque. Mais, en dehors des traîneaux et rondins, comme l'archéologie n'en a retrouvé aucun modèle, la prudence conseille d'en rester là.
Conclusion La véritable énigme constructive des pyramides apparaît donc bien, non pas dans les procédés de construction, mais bien dans l'espèce de cécité opiniâtre qui continue, sinon d'occulter la structure de ces édifices, du moins de ne pas en tirer les implications logiques et simples, du point de vue du processus de chantier, puis des procédés.
Mais bien sûr, les amateurs de sensations préfèreront-ils toujours le mystère au frisson de la découverte.
Octobre 2010
Photo – Accrétion chez Djeser Figures 1 – Différents types de structures internes des massifs Figure 2 – Diagramme de statique dynamique des degrés adossés Figure 3 – Le processus d'élévation des blocs de degrés en degrés Figures 4 – Différents principes de fonctionnement des « machines »
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