La Nubie, terre de fortifications au Moyen Empire
Franck Monnier Juin 2014
Les richesses que recèle la Nubie ont de tout temps été convoitées. L’or, les minerais, l’ébène, l’ivoire et la main d’œuvre conduisent les anciens Égyptiens à y établir des comptoirs commerciaux dès la période archaïque, puis de solides bases fortifiées dès le Moyen Empire. Les souverains affermissent leur autorité durant cette dernière période et repoussent sans cesse leur frontière vers le Sud. Le puissant maillage de forteresses établi alors témoigne d’une préoccupation majeure de sécuriser et decontrôler cette région, montrant par là combien est prise au sérieux la menace représentée par le royaume méridional de Koush. En raison de la création au début du XXe siècle d’un grand barrage au niveau de la première cataracte, de vastes missions d’explo rations sont menées en Basse-Nubie pour prévenir l’engloutissement des sites archéologiques par les eaux du futur lac de retenue. Les fouilles engagées dans cette région permettent alors de mieux comprendre les ouvrages défensifs érigés le long du Nil, tant du point de vue architectural, que du point de vue logistique et organisationnel. Chaque forteresse affiche des organes de défense d’ un perfectionnement tout nouveau. Mais là ne réside pas toute leur originalité. Chacune d’entre elles fait aussi figure de composant qui occupe une place et une fonction bien déterminées au sein d’un réseau cohérent et savamment structuré.
Au sortir de la Première Période Intermédiaire, l’architecture militaire s’appuie sur une expérience déjà millénaire. Mais la rareté des documents et des vestiges de cette époque ou antérieurs nous empêchent d’en évaluer le degré de sophistication.On sait néanmoins que la réflexion sur la défense des places est un art consommé dont l’un des objectifs est de contrer les innovations de la poliorcétique. À ce sujet, les plus anciens témoignages de tours d’assaut sont égyptiens (tombe de Ka-em-heset à Saqqara, IVe-Ve dynastie, tombe thébaine d’Intef, XIe dynastie). Les peintures de Béni Hassan (XIe - XIIe dynasties) décrivent des machines de siège. Ces dernières représentations montrent aussi que les architectes égyptiens disposent des hourds en haut des murailles, et qu’ils renforcent leurs enceintes par d’épais glacis pour empêcher l’approche des tours. Si l’iconographie de l’architecture défensive égyptienne demeure muette au sujet des fortifications nubiennes, de nombreux vestiges montrent combien cet art s’est épanoui jusqu’à atteindre son apogée au Moyen Empire. Les forteresses établies au début de la XIIe dynastie sont toutes de plans quadrangulaires, et défendues par d’épaisses enceintes doublées d’un fossé et d’un rempart à bastions percé de meurtrières. Les accès sont protégés par d’imposants avant-corps très saillants prenant en tenaille le passage qui mène à l’entrée. Ceux-ci chevauchent le fossé que seul un pont coulissant en bois – ancêtre du pont-levis - peut permettre de franchir. La muraille principale est crénelée et flanquée de multiples redans dont la fonction est sujette à discussion. Ils sont identifiés par certains à des appuis pour soutenir des plates-formes percées de trappes, par d’autres à des contreforts ou à des tours flanquantes. Nous avons récemment repris le dossier de ces diver ses hypothèses pour les confronter à une analyse rigoureuse, tant structurale qu’architecturale. Il est ressorti de notre étude que la disposition de ces saillies n’apporte aucun avantage statique à la muraille ; il ne peut donc s’agir de contreforts. Par ailleurs, la forte proximité de ces ressauts entre eux empêche toute possibilité de flanquement. En outre, il ne peut s’agir de soutiens à des plates-formes puisque des hourds pourraient très bien être disposés sans y avoir recours, comme l’attestent les scènes de siège de Béni Hassan (voir ci-dessus). L’hypothèse d’ouvrages à fonction défensive n’est donc pas plus tenable.
Une analyse comparée des architectures funéraire et militaire met en évidence que ce genre de redans décore aussi la face extérieure des enceintes des complexes royaux contemporains de ces forteresses, selon un motif qui tire son origine de l'architecture à niches des premiers temps dynastiques. Les grands mastabas de l'époque archaïque en étaient parés pour afficher le luxe ostentatoire des membres de la cour. Richement décorées et colorées, ces sépultures permettaient à leur propriétaire de revendiquer leur attachement au roi. Le motif du redan devint donc un symbole majeur de royauté. Il fut par la suite stylisé et simplifié pour le complexe de Djoser à Saqqara, sous une forme que l'on retrouve dans tous les complexes royaux du Moyen Empire, dès le règne de Sésostris Ier.
Selon notre point de vue, ce type de décor ornerait donc tout logiquement les établissements fortifiés situés en Nubie, une vaste région nouvellement conquise, où tous les modes de communication sont employés pour proclamer la domination égyptienne. La Nubie est ponctuellement le théâtre de raids menés par les Égyptiens dès les premières dynasties. Mais cela ne participe pas d'une politique de colonisation ou de conquête. C'est Amenemhat Ier qui entreprend le premier l'invasion de ce vaste territoire. L'expédition de l'an 29 de son règne, dirigée par le vizir Antefoker, repousse les limites de l'empire égyptien jusqu'à Bouhen, en aval de la deuxième cataracte. C'est sans doute à ce moment qu'est décidé de fortifier la frontière. En effet, une stèle découverte à Bouhen et datée de l'an 5 de Sésostris Ier prouve que la forteresse est déjà occupée, et donc en service à cette époque. Sésostris Ier n'entreprend qu'une seule campagne vers le sud. Il s'emploie surtout à consolider la sécurité dans la nouvelle province, à y extraire les ressources et à ériger des forts (Ikkour, Qouban et Aniba) pour stocker et protéger le fruit des exploitations. Amenemhat II fonde la puissante Mirgissa en amont de la deuxième cataracte. Sésostris II rénove et agrandit les édifices existants.
Fig. 1. Reconstitution de la forteresse d'Ouronartiproposée par l'auteur (d'après Fr. Monnier, « Éléments raisonnés pour la reconstitution d'une forteresse à redans du Moyen Empire », Göttinger Miszellen 239, 2013, fig. 6)
Face à la montée en puissance de Koush, Sésostris I II réinstaure une politique guerrière et repousse les limites de son empire encore plus loin vers le Sud. C'est à la passe de Semna qu'il fixe définitivement la nouvelle frontière, et la fait défendre par un imposant complexe composé de trois forts et de grandes murailles reliant Semna-Sud, Semna-Ouest et Ouronarti. Le souverain ordonne aussi la construction d'un chapelet de forteresses en aval de cette zone, pour assurer la logistique liée aux campagnes militaires et aux échanges commerciaux. Sous son ère s'achève le programme de fortification initié parAmenemhat Ier.
Les forteresses nubiennes, outre leur remarquable bouclier défensif, présentent une structure urbaine intra-muros très rationalisée. Les rues sont droites, les bâtiments sont de plans rectangulaires, et des canalisations permettent aux effluents d'être évacués. De nombreux sceaux découverts dans ces lieux révèlent que l'administration gère leur fonctionnementau travers d'institutions telles que « le grenier », « les entrepôts », « le trésor » et « la prison ». Les forteresses possèdent un rôle bien précis au sein de ce vaste ensemble. Par exemple, Askout dispose de greniers dont le volume exceptionnel offre des réserves pour les troupes stationnant dans la région alentour. Mirgissa assure entre autres le transfert par voie terrestre des marchandises et des hommes désirant franchir la deuxième cataracte. Qouban et Ikkour sont les lieux où l'on traite et l'on stocke l'or issu du Wadi el-Allaki. Ouronarti et Kor protègent des palais de campagne. Etc. La raison de l'occupation égyptienne est certes d'étendre l'empire pour le préserver de tout acte belliqueux venant du sud, mais elle est surtout d'ordre économique. Le réseau de fortifications axé sur le cours du fleuve assure à merveille le transfert des biens vers le nord, ainsi que les échanges avec les peuples désireux de faire affaires avec l'Égypte. C'est là toute l'ambiguïté des relations qu'entretiennent les Égyptiens avec leurs voisins méridionaux. Les Nubiens sont méprisés, mais bienvenus lorsqu'ils se proposent de faire commerce. Les dépêches dites « de Semna » montrent que l'administration consigne très scrupuleusement sur papyrus tout mouvement de Nubiens surpris à rôder dans la région. S'ils ne peuvent justifier leur présence par un motif commercial, ceux-ci sont éconduits du territoire. |
Bouhen
La forteresse de Bouhen est l'une des toutes premières forteresses à être édifiée en Nubie, mais principalement la plus vaste. Cet ouvrage, l'un des plus remarquables de l'empire égyptien, représente un chef-d'œuvre en matière d'architecture défensive. Lorsqu'il est décidé d'édifier une place forte en ce lieu, le directeur des travaux prend la décision d'élever une grande enceinte provisoire pour délimiter un vaste périmètre de sécurité à l'intérieur duquel les travaux peuvent être assurés, à l'abri de toute attaque projetée par les tribus autochtones. Cette première muraille, bastionnée, s'étend sur plus de 700 m. La forteresse proprement dite, édifiée au centre de la surface, est, quant à elle, de plan approximativement carré. Un mur crénelé et à redans, de près de 5 m d'épaisseur et d'une dizaine de mètres de hauteur, en constitue le corps principal. Un rempart et un fossé appuient cette défense pour empêcher l'approche de tours de siège ou la manœuvre d'échelles d'escalade. Le rempart est bastionné et percé d' une multitude de meurtrières offrant aux défenseurs six positions de tirs différentes. Du côté du désert, une porte fortifiée (la «Porte Ouest») est composée de deux bastions très saillants, chacun recouvrant le fossé franchissable à l'aide d'un pont coulissant. Le couronnement de ces bastions offre un poste de garde et de contrôle idéal. |
Fig. 2. Porte fortifiée de la forteresse de Bouhen (© Fr. Monnier) |
Le mur oriental de la forteresse longe la rive du fleuve afin que les soldats puissent directement accéder à cette voie de communication et tirer avantage de sa protection. Deux portes fortifiées, similaires à celle décrite ci - dessus, percent la muraille du côté du Nil , et protègent chacune un quai d'accostage et d'approvisionnement. Un réseau de canalisation évacue les eaux usées, et des galeries souterraines as surent le ravitaillement en eau en cas de sièges.
La présence sur le sol de curieuses installations cruciformes est difficilement explicable ; servent elles à traiter les minerais d'or alluvial ? Ou bien sont elles associées à une quelconque activité industrielle ? La question reste ouverte. La forteresse, une fois achevée, est située au centre de l'aire délimitée par l'enceinte extérieure. Cette dernière est reconstruite suivant les normes en vigueur : muraille à redans bastionnée, rempart et fossé. Une très impoantes barbacane en constitue la principale ouverture. La cité fortifiée comprend comme il se doit greniers et habitations, mais aussi un temple et la demeure du gouverneur.
Fig. 3. Reconstitution de la forteresse de Bouhen (d'après Fr. Monnier, « Éléments raisonnés pour la reconstitution d'une forteresse à redans du Moyen Empire », Göttinger Miszellen 239, 2013, fig. 5)
Aniba et Mirgissa sont deux autres joyaux d'architecture comparables à Bouhen. Les voies terrestres, fait remarquable, sont aussi défendues par d'immenses murailles s'étendant sur plusieurs kilomètres. Il demeure encore aujourd'hui quelques maigres vestiges de la grande muraille d'Assouan qui mesurait à l'origine plus de 7 km. Malheureusement, ces ouvrages n'ont encore fait l'objet que de bien peu d'attention.
L'exploration des forteresses nubiennes
Le First Archaeological Survey of Nubia (1907-1911) et le Second Archaeological Survey of Nubia (1929-1934) encouragent l'étude de la Basse-Nubie qui se trouve périodiquement inondée depuis la mise en service du premier barrage d'Assouan inauguré en 1902, une construction amenée à être agrandie plusieurs fois par la suite. Les sites de Qouban, Ikkour, Ouronarti, Shalfak, Mirgissa et Bouhen, étudiés par C. M. Firth, W. B. Emery et G.A. Reisner entre autres, bénéficient dès lors d'un plus grand intérê.
Fig. 4. Fouilles menées dans la forteresse de Semna-Ouest (photo de Rex Keating, courtoisie de la Société des Cultures Nubiennes)
La démographie galopante pousse les autorités à trouver des solutions pour accroître des récoltes devenues insuffisantes. Un second barrage titanesque, situé lui aussi à Assouan, est alors mis en projet en 1954 par le président Nasser. Les conséquences prévues pour la Nubie - son peuple et son patrimoine - sont terribles. Les eaux du lac de retenue menacent tous les sites situés dans cette vaste région d'une disparition totale. Des voix s'élèvent alors afin de sensibiliser l'opinion sur la nécessité d'une coopération internationale de sauvegarde. Contre toute attente, et grâce à l'appel lancé par l'UNESCO, plus de 50 pays s'unissent pour étudier ce qui se doit, et surtout déplacer les monuments jugés les plus remarquables. La Campagne Internationale pour la Sauvegarde des Monuments de Nubie est lancée. Les archéologues n'ont alors qu'une dizaine d'années (1960-1970) pour mener à bien les prospections et les études sur le terrain, souvent dans de piètres conditions et avec peu de moyens.
L'égyptologue anglais Walter Bryan Emery est chargé d'explorer plus avant le site de Bouhen. Ce sont manifestement ses résultats et ses talents d'illustrateur qui révèlent au monde toute l'importance et la magnificence des grandes forteresses égyptiennes édifiées en Nubie. Voilà donc un fait nouveau et d'importance : le génie architectural égyptien s'est exprimé à Bouhen, mais aussi à Aniba, à Mirgissa, à Semna, à Ouronarti ! Les temples de Philae, Abou-Simbel, Kalabsha, ou Derr, pour ne citer que ceux-ci, sont démantelés etreconstruits en lieux sûrs. Les grandes forteresses, quant à elles, sont condamnées. Ainsi, disparaîtront sous les eaux du lac de retenue : Ikkour, Qouban, Aniba, Faras, Serra-Est, Gebel Sahaba, Bouhen, Kor, Dorginarti, Dabenarti, Mirgissa, Askout, Semna-Ouest, Semna-Est et Semna-Sud...pas moins de 15 forteresses situées entre la Première cataracte et bien au-delà de la Deuxième cataracte ! Lorsque le barrage est mis en service et que tout est joué, Jean Vercoutter ne partage pas l'enthousiasme dont témoignent les pays occidentaux et la communauté égyptologique. Certes, des chefs-d'œuvre ont été épargnés. Mais il rappelle à juste titre que les pertes sont immenses, et déplore la disparition des grandes forteresses nubiennes du Moyen Empire. En 2004, soit plus de trente ans après la créationdu lac Nasser, l'archéologue Derek Welsby prospecte la région du lac Nouba (la partie du lac Nasser située au Soudan) afin d'établir un état des lieux des sites épargnés par les eaux. D'une manière absolument inattendue, il révèle à la communauté scientifique que les forteres ses d'Ouronarti et Shalfak demeurent intactes (en partie seulement pour Shalfak). Depuis 2012, des missions menées par l'Université de Vienne et l'Université Brown sont à nouveau mises sur pied afin d'étudier plus avant la forteresse d'Ouronarti et son environnement.
Bibliographie sélective :
Brigitte GRATIEN, « Départements et institutions dans les forteresses nubiennes au Moyen Empire », dans Hommages à Jean Leclant, volume 2. Nubie, Soudan, Ethiopie, BdE 106/2, Le Caire, 1994, p. 185-197.
Barry J. KEMP, « Large Middle Kingdom Granary Buildings », ZÄS 113, 1986, p. 120-136.
Arnold W. LAWRENCE, « Ancient Egyptian Fortifications », JEA 51, 1965, p. 69-94.
Franck MONNIER, Les forteresses égyptiennes, du Prédynastique au Nouvel Empire, Éditions Safran, Bruxelles, 2010.
Franck MONNIER, Vocabulaire d'architecture égyptienne, Éditions Safran, Bruxelles, 2013.
Franck MONNIER, « Éléments raisonnés pour la reconstitution d'uneforteresse à redans du Moyen Empire », Göttinger Miszellen 239, 2013, p. 65-74.
Franck MONNIER, « La signification des enceintes à redans dans les forteresses nubiennes du Moyen Empire », Göttinger Miszellen 228, 2011, p. 33-49.
Paul Cecil SMITHER, « The Semna Despatches », JEA 31, 1945, p. 3-10.
Jean VERCOUTTER, « The Unesco « Campaign of Nubia » in the Sudan, Success or Failure ? », DE 33, 1995, p. 133-140.
Derek WELSBY, « Ancient Treasures of Lake Nubia », Sudan & Nubia Bulletin 8, 2004, p. 103-104.
|